Nos peurs collectives séquestrent nos jeunes en ligne

De nos jours, en tant que parents, nous ne cherchons plus vraiment nos enfants comme autrefois nos parents le faisaient en criant notre nom par la fenêtre, en appelant tous nos amis ou en frappant chez la porte de tous les voisins. Généralement, nous savons très bien où nos adolescents se trouvent, puisqu’ils sont très souvent enfermés dans leur chambre, les yeux rivés sur ces écrans éblouissants, visiblement devenus leurs objets de prédilection.

Certains parents et même des experts croient que les enfants sont aujourd’hui insociables et se questionnent même sur leurs aptitudes à développer des relations dites réelles avec des individus en face à face. D’autres pensent, en observant les adolescents naviguer sur les réseaux sociaux, qu’ils sont accros à un monde virtuel, un monde qui selon eux n’a rien à voir avec la réalité quotidienne.

Mais que font au juste tous ces jeunes gens connectés? Pourquoi paraissent-ils si dépendants de ces technologies intelligentes? Et bien, croyez-le ou non, l’utilisation de ces appareils technologiques leur permet de faire exactement ce que vous et moi faisions il y a de cela quelques dizaines d’années, soit de se regrouper entre amis.

À vrai dire, les réseaux sociaux sont simplement un moyen pour bavarder et rigoler avec des compagnons dans un lieu suffisamment en retrait, à l’abri des regards indiscrets et des oreilles trop tendues. La seule différence entre les jeunes d’aujourd’hui et ceux d’autrefois, c’est que ces derniers étaient plus libres de se déplacer alors qu’à l’époque actuelle les adolescents sont collectivement et socialement cloitrés.

Les adolescents ne sont donc pas accros des médias sociaux, ils sont en fait accros à leurs amis! C’est ce que nous révèle Danah Boyd, auteure du livre «It’s Complicated: The Social Lives of Networked Teens».

Cette chercheuse, qui travaille pour Microsoft Research et qui est également associée au centre de recherche Berkman Center for Internet & Society de l’Université de Harvard, a passé une décennie à interviewer des centaines d’adolescents sur leur vie en ligne et elle a constaté que les jeunes ont soif de voir leurs copains en personne.

À cet effet, lors de ses recherches auprès des adolescents, Danah Boyd mentionne que plusieurs étudiants se réunissent pour assister aux matchs de football américain de leur école, alors qu’ils ne s’intéressent pas du tout à ce sport. Il s’agit pour eux d’un prétexte pour pouvoir côtoyer leurs amis en personne dans un endroit que leurs parents considèrent contrôlé.

Alors si les enfants semblent ne pas pouvoir socialiser, qui donc les parents devraient blâmer? La réponse de cette experte en médias sociaux est fort simple, ils devraient se blâmer eux-mêmes! Pour être plus précis, c’est la société adulte qui a engendré ces habitudes numériques chez les jeunes, entre autres à cause des nombreuses peurs continuellement alimentées par nos médias ainsi que nos systèmes sociaux et politiques.

Depuis plusieurs années, les médias diffusent tant aux nouvelles que dans les fictions divers évènements tragiques, dont, par exemple, des enlèvements. Aussi, plusieurs municipalités américaines imposent des couvre-feux et des interdictions au flânage empêchant les jeunes de se réunir. On remarque également de plus en plus de nouveaux quartiers construits avec moins d’espaces publics donc moins de lieux de rassemblement.

De toute évidence, les parents submergés par ces craintes propagées par les divers intervenants de nos sociétés ont littéralement raccourci la laisse à leurs enfants et les jeunes n’ont donc plus ni le temps ni la liberté de sortir et de se retrouver entre amis. Par conséquent, puisque les jeunes ne sont pas autorisés à sortir comme vous et moi le faisions, ils ont simplement transposé leurs relations amicales en ligne pour pouvoir demeurer en contact.

Ainsi, les rues de nos villes sont désertes, mais les réseaux sociaux sont bondés. Les jeunes se languissent de ne pas pouvoir fréquenter leurs amis et ils utilisent les moyens de communication qui sont à leur portée pour entretenir leurs rapports amicaux. Jadis les jeunes qui ne pouvaient pas sortir pour des raisons particulières passaient des heures à parler au téléphone. Les moyens changent, mais le but demeure exactement le même, être en contact avec les autres.

J’aime bien la conclusion qu’apporte Clive Thompson, le journaliste ayant écrit l’article «Don’t Blame Social Media if Your Teen Is Unsocial. It’s Your Fault», abordant le sujet du livre de Danah Boyd. Cette fameuse peur de l’inconnu «Stranger Danger» est sans aucun doute le plus beau cadeau que l’Amérique ait pu offrir à Facebook.

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Je ne suis pas étonnée par cette étude qui, selon moi, est tout à fait recevable. Nos sociétés modernes ont généré d’innombrables changements dans nos modes de vie.

Mon époux et moi avons choisi que l’un de nous reste à la maison pour veiller sur les enfants durant la petite enfance. J’ai remarqué avec regret que nos vies de quartier se sont profondément transformées. Je risque d’en choquer quelques-uns, mais je crois que nous ressemblons désormais davantage à du bétail soigneusement confiné dans les bâtiments appropriés à longueur de journée (au travail, en CPE, à l’école, au service de garde, dans les camps de jour).

Lorsque mes filles et moi jouons dans notre cour arrière, j’entends l’écho de leurs rires et de leurs cris joyeux. Le quartier est tellement silencieux qu’il m’arrive parfois d’être mal à l’aise que mes filles fassent un peu de bruit.

Quand nous sortons dans les parcs, nous sommes seules au monde. Jusqu’au moment où une horde de bambins marqués d’un dossard accaparent des terrains de jeux. J’ai tristement l’impression de voir un berger avec ses moutons qui les fait sortir question de leur permettre de savourer un moment de liberté contrôlée.

Le soir, les rues sont abandonnées. Il n’y a plus de jeunes qui jouent à la cachette, ni d’adolescents qui s’embrassent langoureusement sous la lumière d’un réverbère. On n’entend plus ces petits murmures que l’on pouvait vaguement saisir en se promenant au clair de lune. Il y a juste quelques passants pressés que l’on croise en les dévisageant avec une certaine inquiétude.

Bref, nos sociétés ont bien changé et je trouve cela malhonnête de critiquer le comportement de nos jeunes alors qu’il est bien évident que nous sommes à l’origine de leurs habitudes numériques. Non seulement nous sommes les instigateurs qui leur ont mis entre les mains ces appareils intelligents, mais en plus nos habitudes de vie en société influent sur leur accoutumance face à toutes ces technologies faisant partie intégrante de leur réalité.

Finalement, on reproche aux jeunes de ne pas aller assez souvent jouer dehors, mais quand peuvent-ils le faire? Où peuvent-ils le faire? Pourquoi le feraient-ils, si c’est pour se retrouver seul assis sur le bord d’un trottoir ou un banc de parc? Autant rester dans le confort de leur chambre faire du clavardage ou de la visiophonie avec leurs amis, au moins ils sont virtuellement en compagnie.

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Ce billet a été publié également sur Le République

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