Dans le précédent billet à ce sujet, nous avons vu qu’il existe déjà de nombreux modèles de règles à tricoter sur le marché. J’avais dit que j’allais vous partager dans ce billet la raison pour laquelle Mme Denault souhaite réaliser une nouvelle règle qui s’ajouterait parmi les nombreuses déjà existantes.
D’abord, il faut savoir que les aiguilles à tricoter ont plusieurs formats. Non seulement l’identification de la grosseur des aiguilles est différente selon les pays (le système Américain, métrique et Royaume-Uni/Canada, Japon), mais les dimensions sont très variées et souvent les nuances de grandeurs ne sont pas vraiment perceptibles au toucher. Il est donc parfois nécessaire de vérifier la grandeur des aiguilles à l’aide d’un outil de mesure pour s’assurer d’avoir entre les mains les bonnes aiguilles.
Toutefois, tel que vous avez pu le voir dans l’image de la jauge que j’ai affichée dans le précédent billet, les mesures se suivent, mais ne présentent pas forcément une suite logique intuitive.
Identification du problème
Vous constaterez que dans le système métrique, celui qui est le plus souvent utilisé ici au Québec, les mesures contiennent des décimales. Pour une personne voyante, c’est plutôt simple de s’y repérer puisque généralement les mesures sont inscrites sur ces règles. Cela dit, il arrive parfois que les mesures inscrites soient si petites que même une personne voyante peut avoir de la difficulté à déchiffrer les inscriptions.
Pour les personnes malvoyantes ou nonvoyantes, il n’y a aucun repère possible. La seule manière est de compter les trous pour se repérer, mais dans les réglettes communes les trous sont très rapprochés les uns des autres donc au toucher il est difficile de bien les distinguer. Ensuite, puisque les bonds des mesures ne sont pas constants, pour une personne qui ne peut pas lire les nombres cela devient un véritable casse-tête de savoir à quelle dimension le trou correspond.
Résolution du problème
Donc, après quelques réflexions, Mme Denault qui offre ses ateliers de tricot aux personnes avec un handicap visuel, a fini par trouver une solution pratique pour faciliter les tricoteuses à identifier la grandeur de leurs aiguilles.
Selon son expérience, il fallait faire une jauge à aiguille avec les nombres entiers d’un côté et les demies de l’autre. Les mesures de quartier ont été écartées d’une part parce qu’elles ne sont pas fréquemment utilisées, et d’autre part parce qu’il est tout de même possible d’évaluer la grosseur, par exemple, si elle ne rentre pas dans le trou d’un nombre entier et qui rentre dans un trou d’une demie avec un peu de lousse. On peut donc en conclure que c’est un format contenant un quart.
Le défi de conception
Maintenant que Mme Denault avait trouvé une solution il fallait la concevoir. J’ai donc prototypé quelques jauges ayant des designs différents afin de les tester auprès des tricoteuses nonvoyantes et malvoyantes.
D’abord pour le design, il a été convenu que le système d’écriture tactile n’était pas pertinent puisque souvent les personnes ayant un handicap visuel n’ont pas appris le braille. Cela s’explique entre autres par le fait que si la cécité est arrivée lors d’une maladie ou d’un accident en âge plus avancé, ou que la cécité est plutôt récente, les personnes n’ont pas forcément développé leur sens du toucher au niveau des doigts.
En revanche, certaines personnes malvoyantes apprécient pouvoir encore utiliser la vue même si cela est plutôt laborieux et difficile pour elles de le faire. Donc il fallait que les informations sur la jauge soient aisément lisibles pour toute personne ayant la possibilité de lire tant bien que mal.
Les prototypes
Selon ma perception et mon évaluation personnelle, j’ai débuté avec ces trois modèles.
Le premier prototype #1 devait selon moi avoir une forme particulière pour faciliter le repérage. J’ai donc créé une forme plus tactile qui permet de sentir les trous, mais aussi les compter facilement grâce aux courbes correspondant à chaque trou.
Le second prototype #2, je l’ai conçu en me disant que peut-être il était plus facile de glisser l’aiguille dans une fente plutôt que de chercher à l’enfiler dans un trou.
Et finalement le troisième prototype #3 était une forme plus linéraire, cette fois dans l’objectif d’éviter toute distraction avec les trous et en faciliter le comptage.
Enfin, deux d’entre eux (#1 et #3) ont une forme plus étroite pouvant servir de manche.
Les commentaires des tricoteuses
Je n’ai malheureusement pas pu assister au test des prototypes puisque j’étais en formation ce jour-là. Cependant, Mme Denault m’a bien rapporté les commentaires des tricoteuses concernant les divers prototypes qu’elles ont essayés.
D’abord, leur choix pour la forme s’est arrêté sur le prototype #1 avec les courbes. Exactement pour les raisons que j’avais imaginées, faciliter le repérage et le comptage des trous. Mais aussi pour la petite inclinaison supérieure qui permet de reconnaître le sens de la jauge.
Ensuite, pour la lisibilité, évidemment les gravures sur acrylique transparent étaient nettement plus claires pour les tricoteuses malvoyantes. Donc l’acrylique blanc (qui était en réalité une retaille disponible pour faire un test sur la forme du prototype) n’était vraiment pas approprié pour la lecture de la gravure.
Les autres remarques ont été au sujet du manche, celui du prototype #2 paraissait plus agréable à tenir. Et finalement, les raisons du rejet du prototype #3 avec les fentes étaient simplement basées sur le fait que les aiguilles risquaient de ne pas demeurer en place lors des manipulations et du comptage. Le trou fermé permet plus de sécurité à ce niveau et évite donc que l’on échappe l’aiguille et que l’on doive recommencer tout le processus d’essayage pour trouver la bonne dimension.
La jauge finale
Donc j’ai modifié mon prototype #1 pour en faire la version finale avec acrylique transparent et avec manche plus étroit. J’ai aussi ajouté la dimension de 1 mm puisque les tricoteuses suggéraient qu’il était plus facile de compter à partir de 1 plutôt que de 2. Et cela même s’il est rare d’utiliser ce format très petit d’aiguille surtout pour les nonvoyants.
Voici donc la version finale des jauges.
Pour ceux qui souhaiteraient plus de détails techniques, soit les logiciels utilisés pour la réalisation de ce projet, le processus de fabrication avec la découpe laser, je partagerai un billet à ce sujet prochainement. Aussi, un autre billet suivra avec la conclusion de ce mandat qui fut une belle expérience de design et de production pour moi.
Pour plus d’information sur l’utilisation de cette jauge, je vous invite à consulter le site de Mme Denault qui ajoutera prochainement une vidéo explicative à ce sujet.
Note: Le féminin est utilisé, ce choix est basé sur la clientèle actuelle de Mme Denault qui sont des tricoteuses, et ce, sans préjudice pour la forme masculine.